35.
Et deux mètres qui en disent long…
Ambre réveilla Tobias.
Sa main lui secouait doucement l’épaule mais ce fut son souffle chaud qui sortit le jeune garçon de ses songes. La proximité avec Ambre l’emplit aussitôt d’une énergie étrange, à la fois euphorisante et électrisante.
— Toby ! Allez, lève-toi !
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il tout embrumé.
— Je voudrais que nous vérifiions quelque chose.
Ambre tenait le champignon lumineux dans la main, et Tobias vit que le hublot était encore tout noir.
— Maintenant ? protesta-t-il.
— Oui, le Buveur d’Innocence dort, allez, debout !
Tobias s’exécuta et enfila son pantalon pendant que Ambre faisait le guet, la tête dans le couloir.
— Tu veux vérifier quoi au juste ? insista l’adolescent.
— Cet après-midi, lorsque tu discutais avec le Buveur d’Innocence sur le toit, j’ai fait un tour dans le hangar et j’ai remarqué qu’il manquait deux mètres.
— Deux mètres ? Je ne comprends rien !
— Le hangar est trop petit par rapport à ma chambre ! Le mur de ma chambre dans le couloir fait au moins six mètres de long alors qu’elle n’en fait que quatre à l’intérieur ! Et je suis allée dans le hangar, les deux mètres n’y sont pas ! Ça veut dire qu’il existe une pièce entre ma chambre et le hangar !
— T’as découvert tout ça en vingt minutes ?
— Je n’ai pas eu le temps de réellement explorer le hangar, j’avais trop peur que vous redescendiez.
— Ambre, je ne sais pas si je dois te féliciter pour ton sens de l’observation ou m’inquiéter pour ton obsession de toujours tout inspecter !
— Je suis comme ça, que veux-tu ? Allez viens, la voie est libre, Colin est au poste de pilotage et l’autre vicieux dort.
Ils se glissèrent dans la coursive et prirent le plus grand soin de ne pas faire un bruit en passant devant la chambre du Buveur d’Innocence et enfin atteindre le hangar.
Tobias s’empara de son champignon lumineux et passa en premier.
La pièce courait sur huit mètres, avec quelques caisses en bois et une ouverture tout au fond.
— C’est de ce côté, indiqua Ambre en pointant le doigt sur une paroi couverte de cordages.
Tobias s’agenouilla et inspecta attentivement le sol avec son champignon.
— Tu as raison, fit-il après une minute, il y a bien une rainure verticale ici, comme une porte ou… Attends, je crois que c’est un bouton…
— Ne l’actionne pas !
Mais Tobias avait déjà pressé dessus et la paroi s’écarta du mur avec un déclic métallique.
— Tu crois qu’il l’a entendu ? s’alarma Tobias.
— Nous n’allons pas tarder à le savoir…
Aucun mouvement suspect ne survint à bord et Tobias se décida à ouvrir le battant.
De l’autre côté, ils posèrent le regard sur une cellule sans fenêtre, mais avec des chaînes rivées aux murs.
— Oh ! mon Dieu ! s’exclama Ambre en portant ses mains à sa bouche.
— Qu’est-ce que c’est ? Il voyage avec des prisonniers ?
Ambre désigna la minuscule paillasse :
— Des enfants, Tobias ! Des enfants…
— Le Buveur d’Innocence… alors c’est vrai ce qu’on raconte sur lui ?
— Il ne faut pas lui faire confiance, tu saisis ?
— Tu… avec ce que tu as fait, il devrait nous aider, non ?
Ambre secoua la tête :
— Non, Toby, non. Viens, je crois qu’il est temps d’avoir une conversation avec Colin.
Colin dormait lorsque les deux adolescents pénétrèrent dans le poste de pilotage. Immédiatement, il vérifia la boussole, corrigea un peu le cap et cligna des paupières pour chasser le sommeil.
Ambre s’installa sur le siège à côté de lui pendant que Tobias se tenait dans son dos. Colin n’aimait pas ça.
— Qu’est-ce que vous faites là ?
— Nous n’arrivons pas à dormir, fit Ambre.
Tobias désigna un incroyable bandeau de lumières bleues et rouges qui serpentait à plusieurs kilomètres sur leur droite.
— C’est quoi ? On dirait des milliers de gyrophares de police !
— Tu ne reconnais pas ? se moqua Colin. Les scararmées !
— Sans déc ? Dis donc, de haut c’est impressionnant !
— Ils traversent le pays sur les anciennes autoroutes, ils sont des milliards et des milliards ! Bleus d’un côté, rouges de l’autre et…
— Je sais, j’en ai déjà vu de près ! le coupa Tobias. Sauf qu’à cette altitude c’est assez magique !
— Personne ne sait ce qu’ils font exactement.
— Même pas les Cyniks ?
— Encore moins les Cyniks ! Ils se contrefichent de ces scarabées lumineux !
— Quand je serai Long Marcheur, intervint Ambre, je les suivrai jusqu’à la source.
— Tu suivras lesquels ? demanda Tobias. Les bleus ou les rouges ?
— Quelle différence puisqu’ils marchent tous vers le sud ?
— Non, révéla Colin. J’en ai vu aussi, sur une autre autoroute, qui remontaient vers le nord. Bleus et rouges également.
— Il y a forcément une raison, un sens à leur présence, déclara Ambre. J’aimerais bien creuser la question.
Finalement, Colin appréciait leur compagnie et encore plus l’effort qu’ils faisaient pour lui parler malgré leurs antagonismes, toutefois il ne souhaitait pas s’attirer d’ennuis, alors il leur fit signe de partir :
— Maintenant retournez à vos cabines, le maître n’aime pas qu’on sorte la nuit, s’il vous surprend ça va barder ! Lui et moi uniquement pouvons circuler à bord !
— Pour qu’il puisse maltraiter des enfants, c’est ça ? compléta Ambre d’un ton soudain inamical.
— Écoutez, je vous avais prévenus, c’est vous qui êtes venus le voir !
— Pourquoi tu restes avec lui ? voulut savoir Tobias.
— Et quel choix ai-je ? Tu veux bien me le dire ? Les Cyniks m’ont rejeté parce que la prise de l’île a échoué et que leurs hommes sont morts ! Il n’y a que lui pour me recueillir ! Vous préféreriez que j’aille où ? Seul dans la forêt ? Pour me faire bouffer par les Gloutons ?
— Rester à le servir c’est vendre son âme au diable !
— Au moins le diable, il me protège et me nourrit, lui !
— Après tout, tu n’as que ce que tu mérites, pesta Tobias.
Ambre intervint avant que les deux garçons n’en viennent aux mains :
— Colin, tu as toujours ton altération ? Tu peux encore communiquer avec les oiseaux ?
L’adolescent boutonneux se mordit les lèvres.
— Difficilement, avoua-t-il. Je perds ma faculté avec le temps. Je crois que c’est ça grandir : perdre ce qui fait qu’on est un peu spécial pour rentrer dans le moule.
— Tu ne pourrais pas guider un oiseau vers un point précis ? insista Ambre.
— Peut-être, avec beaucoup d’efforts, et si la distance est courte.
— Comment ça marche, tu leur parles ? s’enquit Tobias.
Colin ricana bêtement, pour se moquer de la remarque qu’il jugeait idiote.
— Bien sûr que non ! Je me concentre pour visualiser une image, et je l’envoie à l’oiseau, avec un ordre simple. Par exemple je regarde un oiseau et insiste jusqu’à sentir son cœur, sa chaleur. Ensuite je force son esprit pour lui envoyer le souvenir que j’ai d’une personne, et j’essaye de me représenter l’endroit où elle se trouve. De là, l’oiseau s’envole et part dans la direction indiquée pour retrouver la personne que je lui ai montrée. Voilà tout.
— Si on rattrape le navire de Matt, tu pourrais y guider un oiseau porteur d’un message ?
— Je peux essayer, mais je vous préviens : le maître ne voudra pas ! Il déteste les facultés des Pans, ça lui fait peur ! C’est parce que je suis presque adulte qu’il ne m’a pas posé un anneau ombilical, sinon je vous garantis que ça n’aurait pas traîné !
— Inutile de le lui dire, l’avertit Ambre.
— Mais c’est mon maîtr…
— Écoute, fit la jeune fille sûre d’elle, il va y avoir des dégâts dans cette intervention, ton maître pourrait bien devenir un adversaire de Malronce, es-tu certain de vouloir servir l’ennemi public numéro un ? Si tu nous aides, alors tu pourras rentrer avec nous, nous plaiderons en ta faveur auprès des Pans.
— C’est ta chance de te faire pardonner, ajouta Tobias.
Colin déglutit difficilement. Il fixait le paysage obscur par la baie vitrée face à lui.
— C’est quoi votre plan ? dit-il.
Ambre et Tobias se penchèrent vers lui et commencèrent à lui expliquer.